L’Absence qui parle

Un père géant qui s’efface

Je ne suis jamais allé sur la tombe de mon père. Je n’ai pas assisté à son enterrement. Je sais qu’il repose dans une allée d’un cimetière à Calais. Il lisait des polars, des romans de gare. La filiation est là. Je lui dois peut-être d’écrire mes histoires.

La dernière fois que j’ai vu mon père, que j’ai entendu sa voix, j’avais huit ans. J’ai eu la chance de le connaître jeune, fort, rieur et buveur, violent, plein de vie, infidèle à toutes, entouré par tous, des potes de bar, de chantier…

Je me souviens encore du claquement de la porte ce jour-là. J’avais huit ans. Un âge où l’on croit que les pères sont des géants, des piliers. Le mien est parti sans se retourner. Je ne sais même plus si j’ai pleuré. Ce que je sais, c’est que son absence a été bruyante.

On m’a souvent demandé si je lui en voulais. La vérité est plus trouble. Une part de moi l’attend encore. L’autre part lui en veut. Quand j’écris, je comble le silence qu’il a imposé.

J’imagine parfois la vie qu’il a eue sans moi, avec d’autres rires, d’autres tables de bar, d’autres fils peut-être qu’il n’a pas reconnus. L’amertume, c’est de me dire qu’il n’a pas jugé utile de revenir, même une fois, même pour voir si j’avais grandi. La nostalgie, c’est de garder en mémoire son rire tonitruant, ses bras solides qui me soulevaient comme si j’étais une plume.

Je lui dois l’écriture, peut-être. Non parce qu’il m’a appris à aimer les mots, mais parce que j’ai eu du vide à combler. Chaque histoire est une tentative de dialogue avec lui. Des pages lancées comme des bouteilles à la mer, dans l’espoir insensé qu’au fond de son cercueil calaisien il perçoive encore mes phrases.

Le cirque de la caravane

Il y a des images qui me reviennent avec précision. La caravane où il vivait, où je le rejoignais pour les vacances, parquée, avec d’autres, sur un terrain vague qui tenait lieu de paradis. Dedans, ça sentait le plastique chauffé au soleil. Mais moi, enfant, j’y voyais une forteresse roulante, un château de bohème.

Mon père avait ce don pour transformer chaque été en foire imprévisible. Il revenait un soir avec une caisse de carton percée de trous : des oisillons, encore tremblants, qu’il avait « sauvés » d’un chantier. Un autre jour, c’était un chiot trouvé en sortant d’un bar, ou même — et c’est là que les souvenirs frôlent l’absurde — un bélier qu’il avait embarqué, en jurant qu’il allait nous garder l’herbe rase autour de la caravane. J’entends encore les coups sourds de ses sabots la nuit, et les jurons des voisins au petit matin.

Ces moments avaient la folie douce des fêtes foraines, le goût des bonbons. Et moi, j’étais fier. Fier d’avoir un père qui ne ressemblait à aucun autre, qui attirait les regards, qui faisait rire les hommes et soupirer les femmes.

Depuis, chaque souvenir a une double face : l’éclat de ses trouvailles extravagantes, et la morsure de son absence. Le bélier, les chiots, les oisillons… tout cela, je le traîne comme des vestiges d’un cirque qui a plié bagage.

L’hiver, la caravane devenait une coque battue par le vent. Je me souviens d’une nuit où il avait fallu sortir en catastrophe, attacher la carcasse métallique avec des sangles pour qu’elle ne bascule pas sous les rafales. Lui pestait, moi je tremblais dans mon pyjama, mais au fond j’aimais cette idée d’être dans un navire de fortune avec un capitaine invincible.

À l’intérieur, c’était un autre combat : le poêle au fuel, posé au milieu du lino, ronflait. L’odeur d’essence empestait l’air, piquait les yeux, se mêlait à celle du Ricard qui traînait sur la table. J’avais ma petite couchette coincée entre deux placards, et je m’endormais en regardant les couvertures de ses romans de gare, éparpillés partout. Des policiers aux yeux plissés, des femmes en détresse, des flingues… C’était ma tapisserie d’enfance.

Les samedis, il y avait toujours la même liturgie : apéro qui s’éternise, rugby à la télé, cris d’encouragements, verres qui s’entrechoquent. Le dimanche, c’était le tiercé. Ses yeux brillaient d’un espoir presque enfantin devant les chevaux lancés à toute vitesse. Il y croyait toujours, au gros lot, au coup de chance qui allait changer sa vie d’ouvrier de chantier.

Parce qu’avant tout, il était ça : un « chef d’équipe », fier de l’être, dur à la tâche, dur au rire aussi. Sa vie, c’était les routes, les gravats, les échafaudages. Et sa caravane, son bastion, suivait les chantiers partout en France.

Ses vrais amis, ses frères de hasard, c’étaient les Gens du Voyage. Il buvait avec eux, rigolait avec eux, les respectait d’une manière qu’il n’accordait à personne d’autre. Je voyais bien qu’il se sentait de leur monde, lui l’ouvrier toujours entre deux départs, jamais vraiment posé nulle part. Peut-être que sa liberté ressemblait à la leur.

La fuite d’un homme trop libre

Je n’ai jamais compris qu’il n’était pas vraiment un père. Pas le mien, pas comme je l’aurais voulu. C’est venu plus tard. Il était trop jeune encore, trop avide de sa propre liberté. Moi, je devenais un poids qu’il fallait traîner, un témoin encombrant de ses excès. Un enfant n’entre pas facilement dans la vie aventureuse d’un homme qui ne pense qu’à ses chantiers, ses amis, ses femmes, ses paris.

Je crois qu’il avait peur de moi. Peur de mes questions trop sérieuses, de ce regard d’enfant qui ne pardonne pas. Je l’impressionnais malgré moi. Je le jugeais sans même parler. Il devait sentir que je voyais ses failles, ses mensonges, ses ivresses. Et il ne le supportait pas. Il était intimidé par ce fils qu’il ne savait pas aimer, ni guider, ni même apprivoiser.

Alors il a commencé à disparaître, par petites touches. Moins de présence, plus de silence. Ses retours se faisaient plus bruyants, ses départs plus rapides. J’avais huit ans quand il a claqué la porte pour de bon. Pas de drame, pas de discours, juste ce vide derrière lui. Comme si j’avais été un meuble oublié dans la caravane, un objet qu’on laisse parce qu’il prend trop de place.

Et pourtant, c’est ce vide-là qui m’a formé. C’est dans ce manque que mes phrases ont poussé. Si j’écris aujourd’hui, c’est peut-être pour continuer de parler à cet homme dont, en fin de compte, je ne sais pas grand-chose.

2 réflexions au sujet de “L’Absence qui parle”

    • Bonjour, merci infiniment pour ces mots. Votre commentaire me touche au coeur. Je voulais aussi de la légèreté dans ce court texte qui s’apparente au regard qu’un adulte porte sur sa vision d’enfant. Avec toutes mes amitiés. Thierry.

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