Entre chien et loup

Quand la violence cède la place aux mots

Je n’ai pas toujours su écrire. Longtemps, les mots m’ont échappé, comme tout le reste. Ils m’intimidaient. Ils appartenaient à un autre monde, celui des profs. Et pourtant, c’est avec eux, plus tard, que j’ai fini par me construire. Ce que je vous livre ici, c’est un bout de ma vie, celle que j’ai longtemps laissée sur le côté.

Pourquoi maintenant ? Parce que je suis devenu quelqu’un qui a appris à regarder derrière sans fuir. Et parce que ce gamin que j’ai été, paumé, violent, en colère, je le porte encore en moi. Je lui dois bien ça.

Pour ce môme que j’ai croisé dans les reflets d’une vitre du RER, dans les yeux baissés d’un camarade de foyer, dans les silences lourds d’un repas dominical. Ce môme qui croyait qu’il fallait cogner pour qu’on l’entende. Ce môme que personne n’attendait.

Je veux parler de lui sans honte. Avec tendresse.

À l’époque, tout était flou. Les règles, les attaches, le futur.

J’ai écrit ce texte parce que je ne veux pas oublier. Ni effacer. Je veux que cette partie de ma vie existe, pleinement. Parce qu’elle m’a construit autant que mes lectures, mes rencontres, mes romans.

Je n’ai pas été un ange. Et si aujourd’hui je peux le dire, c’est parce que j’ai trouvé les mots. Pas les grands discours. Juste des mots simples.

J’ai envie que ce témoignage existe pour les autres aussi. Pour ceux qu’on enferme trop vite dans des cases, des dossiers, des diagnostics psy à l’emporte-pièce. Invalidants. Pour ceux à qui on répète qu’ils n’y arriveront jamais. Je veux leur dire : on peut tomber. On peut se perdre. Mais parfois, malgré tout, on revient.

Extrait II du manuscrit « Journal » de Thierry Brun

L’institution Waysse. À ma septième arrestation, le juge pour enfants, une certaine Bourragué, m’avait fourré là, persuadée que j’étais moins stupide que la moyenne, et qu’une bonne reprise en main par des tortionnaires patentés me sauverait du braquage aléatoire.

Je me retrouvais bloqué sur ce trottoir en périphérie du Pré-Saint-Gervais, hésitant entre les merveilles de la société et ce cube gris, aux barbelés incongrus, planté n’importe comment, chié par un ministre quelconque. À croire que la meilleure solution restait encore et toujours de désespérer à vie les ados violents et paumés.

J’aurais bien pu négliger le rendez-vous du juge et ignorer la chance que me donnaient les diverses administrations de notre beau pays. Je songeais à ma famille enterrée, à ce père pour qui je n’existais pas.

En fait, je ne savais trop quel rôle on attendait de moi, et j’appuyais avec résolution sur l’énorme sonnette de l’Institut Waysse de l’Enfance.

Je revois la mine épuisée du principal, M. Lebourman, son bureau miteux, qui puait la misère et la craie, Laurent coincé sur une chaise, et moi, pétrifié sur le pas de la porte, le sac à l’épaule.

Cet homme portait la haine que lui vouaient les gamins. Sa blouse forçait le sourire avec ses poches tachées et pendantes. Il n’exprimait que l’ennui.

Communément, on dit que la première impression est la bonne, l’institution Waysse n’allait pas faire mentir l’adage.

— Brun, c’est ça. Brun ? Brun comme Brun ? Tenez… Coup de tampon. Le Directeur va vous recevoir. Z’avez la convocation ? Ça, c’est le bordereau. Nan, pas ça non plus. La convocation signée par votre référent.

— Le truc bleu, avait ricané Laurent.

— Lambert ! Votre gueule !

Ricanement du gars Lambert.

Je le découvrais, blond et la mine triste. Prostré dans un coin. Il dissimulait un œil guerrier sous le voile morne de la soumission.

On ne se quitterait pas durant cinq ans. Quasi orphelin, il manquait d’oxygène. Doté d’un caractère d’acier, relevant la tête dans l’adversité, il se révélait être à l’étroit dans notre monde.

Je croisais ma mère les week-ends. Tragédie dans le baudrier, son poison, notre poison, la rongeait. Le corps et l’âme vides, nous partagions un appartement de trois pièces perdues au 17e étage d’une tour.

Nos silences dominicaux, dans la cuisine face à un poulet-frites, dénonçaient la distance. Je rentrais à l’institut Waysse, seul pour 18 heures pétantes. Elle posait un baiser maladroit très haut sur la joue, me recommandait de rentrer sans traîner, « pour éviter les histoires ».

Sur le trajet du retour, je me voyais en repris de justice incarcéré qui bénéficie d’une sortie. J’aimais bouger dans les transports. C’était le jour et l’heure, entre chien et loup, à mi-chemin entre la fin du week-end et la promesse funèbre du lundi. Oui, je m’arrangeais, le plus souvent, pour m’octroyer du rab. Je traînais dans les rues, guettais les lumières dans les appartements où s’entassaient les familles qui me paraissaient heureuses. Une haine sourde au cœur, je retrouvais la chambrée et mes compagnons de galère.

Mes souvenirs s’effilochent, je les chasse. Je n’éprouve aucune nostalgie de cette époque. Perceptions d’esprits toxiques, de dimensions étriquées, prisonnier de leurs règles, je frémissais d’impatience.

Lebourman parlait de « délinquance juvénile ». Ses pairs préféraient le terme d’« enfance vicieuse ». Pour eux, nous avions sciemment perverti notre terrain de jeu, et étions à la recherche des tentations, entretenant les foyers de nos jeux criminels.

En clair, ils avaient décrété que nous étions « névrotiques, égocentriques et agressifs ».

Durant ces cinq années, j’ai tout fait pour ne pas les décevoir.

J’ai connu des fortunes diverses, entre bordels organisés et quelques caves visitées, une alternance de mesures dites éducatives et de peines d’incarcération avec sursis.

Laurent se tenait à carreau, préparait son grand projet.

« Les années passent, faut se préparer, pas se déchirer. Les années passent, ils croient tous qu’on va se planter, faut se servir de ça. Résistons. Soyons bâtisseurs. Ne baissons pas les bras ! Vous voyez pas qu’ils attendent que ça ? Thierry, tu tuerais ton père pour rien, et toi Mounir, tu tabasses le premier venu. »

J’ai voulu prouver à Mounir que j’étais capable de cambrioler un appartement. Le problème fut que les propriétaires, des petits vieux censés se prélasser sur la Côte d’Azur pendant le week-end, dormaient profondément jusqu’à ce que je débarque. Comme le pépé, dans la pénombre de la piaule, se jetait sur moi en hurlant, je lui balançais au jugé un coup de pied-de-biche. Fin de l’acte.

Au cours de ma détention, j’en reprends pour huit mois, et gagne une révocation de tous mes sursis. J’en sors à 20 ans, abasourdi. Liberté conditionnelle.

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