L’écriture commence toujours par une fuite. Je fuis le monde, je me réfugie dans la musique. Il y a des jours où je n’arrive pas à écrire une ligne. Je reste là, devant l’écran blanc, à me demander si j’ai encore quelque chose à dire. Ces moments de doute sont terribles. Je me lève, je fais du café, je regarde par la fenêtre. Rien ne vient. Alors je mets le casque. Du Bowie, période Berlin. Lou Reed quand ça devient violent. La musique réveille quelque chose en moi. Elle me rappelle pourquoi j’écris. Pour cette émotion pure, cette connexion directe.
Pour les scènes d’action, j’ai besoin de ce tempo. Les mots viennent alors comme des coups de poing. Je ne réfléchis pas, je frappe. C’est physique, presque animal. Mes personnages bougent, se battent, fuient. Ils portent mes colères, mes frustrations. Ces moments d’écriture frénétique sont rares mais précieux. Tout sort d’un coup. Trois, quatre heures d’affilée sans lever la tête. Quand je m’arrête, j’ai mal partout. Comme si j’avais couru un marathon.
L’introspection demande une autre approche. Plus lente, plus douloureuse. Leonard Cohen dans les oreilles. Ou du Chet Baker quand j’ai besoin de cette tristesse. Mes personnages cherchent alors quelque chose qu’ils ne trouveront jamais. L’amour parfait, le sens de l’existence, la réconciliation. Comme moi, finalement. Il m’arrive de pleurer en écrivant certaines scènes. Pas de la sensiblerie. De la reconnaissance. Je reconnais mes blessures dans celles de mes héros. Même si je déteste ce mot.
Puis vient le temps de l’oubli. Le plus difficile pour moi. Ranger le manuscrit, faire comme s’il n’existait pas. J’ai mis des années à apprendre cette discipline. Au début, je relisais tout de suite. Catastrophique. J’étais encore trop amoureux du texte pour voir ses défauts. Maintenant, je pars. Littéralement. Je voyage, je change d’air. Ou je me plonge dans un autre projet. Il faut que cette histoire devienne étrangère à Thierry Brun auteur de polars. Que je la retrouve comme un lecteur lambda. C’est violent, cette mise à distance. Mais indispensable.
La cure
L’oubli me permet aussi d’évacuer l’angoisse de l’écriture. Car écrire, c’est angoissant. On doute de tout. De son propos, de sa légitimité. Il y a des nuits où je me réveille en pensant à une phrase ratée. Où je me dis que je ne devrais pas publier ça. Que c’est nul. Que je ne sais plus écrire. L’oubli efface cette névrose. Il me prépare à la confrontation.
La première relecture est un moment de vérité brutale. Je redécouvre mes tics, mes facilités. Cette phrase que je trouvais géniale ? Prétentieuse et creuse. Ce dialogue brillant ? Artificiel. Je suis impitoyable avec moi-même. Il le faut. Personne d’autre ne le sera à ma place. C’est là que je mesure la distance parcourue depuis l’écriture. Ce détachement nécessaire pour juger son propre travail.
Je supprime parfois des pages entières. Des scènes que j’aimais mais qui ralentissent le rythme. Des personnages secondaires attachants mais inutiles. C’est douloureux. Comme abandonner des amis en route. Mais un roman, ce n’est pas un fourre-tout. C’est une construction. Chaque élément doit servir l’ensemble. Choisir, ce n’est jamais trahir. Révéler la forme cachée dans le bloc de glaise.
Il m’arrive de douter pendant ces relectures. De me demander si j’ai le droit de raconter cette histoire. Si elle mérite d’exister. J’ai écrit des romans que j’ai finalement jetés. Trois cents pages à la poubelle. Ça fait mal, mais c’est parfois nécessaire. Mieux vaut un texte mort-né qu’un livre raté.
La mécanique
Les corrections techniques sont plus rassurantes. Phase mécanique, presque méditative. Je traque les répétitions avec obsession. Chaque « que », chaque « qui » compte. Mes premiers jets sont bavards. J’ai tendance à tout expliquer, à trop en dire. Les corrections, c’est l’apprentissage du silence.
Il y a des journées entières passées sur un paragraphe. À chercher le mot juste, la virgule parfaite. Mes proches ne comprennent pas cette obsession du détail. Pour eux, c’est « juste » du texte. Ils ne voient pas l’importance de chaque choix. Moi, je sais que tout compte. Qu’un adverbe mal placé peut ruiner une phrase. Qu’un dialogue trop long peut casser un rythme.
La concision. Pas par fainéantise. Par respect. Nous vivons submergés de mots inutiles. La pub, les réseaux, les discours politiques. Tout ce bavardage permanent. L’écrivain doit offrir autre chose. De la densité. De la justesse. Chaque phrase doit porter du sens, de l’émotion. Le reste, c’est du bruit.
J’ai appris cela en lisant certains auteurs. Cette économie de moyens qui décuple l’impact. Ne rien dire de trop, mais tout suggérer. C’est plus difficile qu’il n’y paraît. Il faut une grande maîtrise pour faire simple. Et un grand amour des mots pour accepter de s’en passer.
Puis arrive le moment le plus angoissant : lâcher prise. Envoyer le manuscrit. C’est toujours trop tôt. On voudrait retravailler encore, peaufiner. Mais il faut savoir s’arrêter. Un livre parfait n’existe pas. Il faut accepter l’imperfection, assumer ses choix.
L’envoi, c’est une petite mort. On expose ses failles, ses obsessions. On livre ses secrets à des inconnus qui vont les juger. Il y a quelque chose d’obscène dans ce geste. Et de profondément nécessaire. Un texte qui reste dans le tiroir n’existe pas vraiment. Il faut cette mise en danger pour qu’il prenne vie.
Je dors mal les nuits qui suivent l’envoi. Je repense aux passages faibles, aux longueurs possibles. Je me dis que j’aurais dû changer ceci ou cela. C’est trop tard. Le texte m’a échappé. Il va vivre sa propre vie, rencontrer ses lecteurs. Ou les fuir. Ce n’est plus entre mes mains.
L’écriture, au fond, c’est un long apprentissage de la solitude et du lâcher-prise. On écrit seul, on doute seul, on espère seul. Et un jour, on accepte de partager. De se montrer nu. C’est terrible. C’est peut-être ça, finalement, le courage de l’écrivain. Pas celui d’écrire. Celui de publier.
Pas le choix
Je n’ai jamais su pourquoi j’écrivais. Mais je sais que je ne peux pas faire autrement. C’est plus fort que moi. Une pulsion, une nécessité. Comme respirer.
J’ai commencé à écrire par accident. Sans y penser, je ne sais plus. Sans même me dire, j’écris. J’avais ado, j’étais paumé. Le monde m’emmerdait. Les études m’emmerdaient. L’avenir m’angoissait. Alors j’ai écrit. Sans rien n’y comprendre, d’abord. Pour remplir le vide, peut-être. Ces longues journées où je ne savais pas quoi faire de ma peau.
Au début, c’était juste des mots jetés sur le papier. N’importe comment. Sans projet. Je vidais ma tête comme on vide ses poches le soir. Mais quelque chose s’est passé. Ces mots ont commencé à prendre forme. À raconter des histoires. Mes histoires, sans que je m’en rende compte. Mes colères, mes frustrations.
L’écriture est devenue ma façon de supporter le monde. De le digérer. Tout ce qui m’arrive, tout ce qui me traverse, finit par ressortir dans mes livres. Transformé, mais reconnaissable. Je ne sais pas faire autrement. C’est comme si j’avais besoin de cette transposition pour comprendre ma propre vie.
Il y a des écrivains qui prétendent écrire pour les autres. Pour porter un message, changer le monde, éclairer l’humanité. Moi, j’écris d’abord pour moi. Par égoïsme. Pour survivre. C’est ma façon de rester à la surface. Sans l’écriture, je coulerais. C’est aussi simple que ça.
Cette pulsion, elle ne me lâche jamais vraiment. Même quand je ne suis pas en train d’écrire. Mon cerveau continue de fabriquer des histoires, de transformer le réel en fiction. Je vois un type dans la rue, j’invente sa vie. J’entends une conversation au café, elle devient un dialogue de roman. C’est épuisant, parfois. Cette impossibilité de voir le monde tel qu’il est. Il faut toujours que je le réinterprète.
Les gens me demandent souvent d’où viennent mes idées. Les idées sont partout. Le problème, c’est de les attraper, de les transformer en quelque chose de cohérent. De vivant. C’est là que ça devient compliqué. Avoir une idée, c’est facile. En faire un livre, c’est autre chose.
Il y a des périodes où l’écriture me fuit. Des mois entiers sans écrire une ligne valable. Ces moments sont terribles. J’ai l’impression de tout perdre. Sans l’écriture, je ne sais plus qui je suis. Juste un type qui vieillit, qui s’emmerde, qui regarde passer le temps. L’écriture me donne une raison d’être. Une justification.
Et puis, un jour, ça revient. Sans prévenir. Une phrase dans la tête, une image, un personnage qui s’impose. Je me rue sur le clavier. Les mots sortent comme s’ils avaient été retenus trop longtemps. C’est jubilatoire. Cette sensation de retrouver sa place dans le monde. De redevenir soi-même.
L’écriture, c’est ma drogue dure. Ma façon de tenir debout. Sans elle, je ne serais qu’un type ordinaire avec une vie ordinaire. Peut-être plus heureux, d’ailleurs. Mais moins vivant. L’écriture est une relation toxique, passionnelle. Je ne peux ni vivre avec, ni vivre sans.
Parfois, je me demande ce que serait devenue ma vie sans l’écriture. Probablement plus simple. Peut-être que j’aurais été plus heureux. Ou peut-être que je serais mort d’ennui.
L’écriture m’a sauvé de la normalité. Elle m’a donné une raison de me lever le matin. Un but. Même flou, même incertain. Elle a transformé ma névrose. Mes angoisses en romans. C’est peut-être ça, finalement, le miracle de l’écriture. Transformer la merde en quelque chose de beau. Ou du moins d’utile.
Je n’écris pas pour la postérité. Je ne crois pas à l’immortalité littéraire. J’écris pour l’instant présent. Pour cette sensation unique de voir naître quelque chose sous ses doigts. De créer un monde parallèle plus intéressant que la réalité. Plus vrai, paradoxalement.
Car c’est ça, le paradoxe de la fiction. Elle ment pour mieux dire la vérité. Elle invente pour mieux révéler. Mes personnages n’existent pas, mais ils sont plus vrais que nature. Ils portent des vérités que je n’oserais jamais avouer directement. L’écriture, c’est ma façon de confesser sans me compromettre.
Au fond, j’écris parce que je ne sais rien faire d’autre. C’est le seul domaine où je me sens compétent. Le seul endroit où je ne me mens pas complètement. Mes livres, c’est tout ce que j’ai à laisser. Ma seule contribution au monde. Dérisoire, peut-être. Mais sincère.