L’Étreinte de la falaise
Cela fait des mois que je tourne autour de cette histoire.
Je regarde par la fenêtre. J’ai trouvé refuge dans un hôtel de bord de mer comme il y en a tant, avec ce papier peint à fleurs. Je me demande combien d’écrivains sont venus s’échouer ici avant moi, fuyant Paris et leurs manuscrits inachevés.
J’ai pris cette chambre pour le week-end en me disant que le changement d’air m’aiderait. Que face à l’océan, les mots jailliraient plus facilement. Mais je suis là, avec mon PC ouvert sur les genoux et cette histoire en boucle dans ma tête.
Le temps passe si vite. Quand ai-je commencé à compter ainsi ? À le mesurer ? Mes amis parlent de leurs enfants qui grandissent, de leurs maisons de campagne, de leurs projets. JE reste bloqué à Thierry Brun auteur de polars.
Écrire, c’est peut-être ça : rester coincé dans un âge révolu, recycler des obsessions. Je pense à ces auteurs que j’admire, qui traquent toujours la même histoire. Maintenant je comprends. J’en ai qu’une seule à raconter
Cette Audrey, elle n’existe plus. La vraie a disparu, refait sa vie ailleurs, m’a oublié sans doute.
Le serveur ce matin m’a demandé si j’étais en vacances. J’ai répondu oui, mais c’est faux. Il n’y a que cette urgence d’écrire, cette peur que les souvenirs s’estompent avant que j’aie réussi à les fixer sur le papier.
J’ai fini par sortir de la chambre. Le vent de la côte m’a saisi dès que j’ai poussé la porte de l’hôtel. Un de ces vents d’automne qui vous rappellent que l’été est bien fini.
La plage était presque déserte. Quelques promeneurs au loin, un chien qui courait après les vagues. J’ai marché vers l’ouest, du côté où le sable devient plus dur. Mes pas s’enfonçaient à peine. Cette sensation de légèreté m’a rappelé les plages de mon enfance, Deauville ou Cabourg, ces étés lointains quand tout semblait encore possible.
Pourquoi écrit-on ? Cette question me poursuit depuis que j’ai commencé ce texte sur Audrey. Je regardais les traces que laissaient mes chaussures derrière moi. La prochaine marée les effacera.
Un couple âgé marchait à ma rencontre, se tenant par le bras. Ils m’ont souri poliment.
Je me suis assis en terrasse et j’ai sorti mon PC.
En rentrant, j’ai croisé le même couple.
La marée monte. Dans quelques heures, je repartirai vers Paris, vers mon appartement trop silencieux. Mais j’emporterai ce texte.
Douces ténèbres
Les fenêtres donnent sur la falaise et l’océan. Réfugié dans cette chambre d’hôtel, je retrouve la photo que Audrey a postée sur LinkedIn, le seul réseau qu’elle n’ait jamais utilisé. Depuis 2017, elle y sourit comme on peut sourire à l’objectif d’une machine pour un badge professionnel.
Je clique ici et là sans rien espérer d’autre que de me repaître des maigres informations qui semblent m’attendre : Audrey L. Chargée de mission consulting, nov. 2018 — avr. 2025 · Paris. Dans le cadre d’un CDI.
Je relis trois fois les mêmes lignes.
Rien depuis. Plus un signe. Disparue du monde. Disparue tout court.
Je ne sais plus rien de celle qui a partagé ma vie. Elle m’échappe chaque jour un peu plus, comme une image qu’on croit fixer et qui se dissout dans la lumière.
Pendant des mois, j’ai espéré que tout n’était pas perdu. J’étais décidé à fendre l’armure, à lui avouer que, de toutes mes ex, elle était la seule qui m’ait vraiment marqué, la plus folle, la plus décalée.
Je n’ai jamais oublié notre première rencontre : elle mangeait une pomme au bar du Petit Journal, le club de jazz. Elle draguait les hommes ainsi, d’un regard mi-ironique, mi-curieux. J’étais tombé sous le charme instantanément.
Après sa disparition, j’ai dû me contraindre à une discipline quasi militaire pour ne pas sombrer : me lever à la même heure, me laver, me raser, travailler, recommencer. Je m’étais mis à chercher un appartement, sans réelle conviction. En attendant, je vivotais dans des hôtels de banlieue, trimballant mes maigres affaires de chambre en chambre.
À l’époque, j’entretenais le souvenir de son regard sur moi. Sans lui, je devenais fou. Laissé à moi-même, je ne savais plus comment exister.
Ce matin, j’ai croisé cette femme sur la plage. Elle se dirigeait vers la falaise. J’ai pris quelques clichés de loin en rafales fiévreuses — des mèches brunes.
Mes tempes bourdonnaient.
J’ai poussé le zoom à fond, et, dans la lentille, je me suis rapproché d’elle. Visage en gros plan.
… les yeux vert-gris-bleu… plus près…
Audrey ?
Non.
Une ressemblance.
Troublante.
Troublante au point que j’ai posé une main sur ma poitrine. Cœur affolé.
La femme s’était retournée. Son regard, arrêté sur moi. Ou du moins, dans ma direction.
J’étais resté figé, le souffle court. Une seconde, l’esprit vidé de toute pensée cohérente.
Un goût métallique dans ma bouche.
Maintenant, je compulse le dossier média de mon appareil photo. Ce profil, cette manière de se tenir légèrement en retrait…
Audrey.
Elle aussi cultivait cette présence distante, cette attitude d’être là tout en gardant une part d’elle-même inaccessible.
Je me souviens de nos dimanches matin, de la façon dont elle lisait le journal en buvant son café, absorbée par des préoccupations qu’elle ne partageait jamais vraiment.
Ses silences n’étaient pas des absences, plutôt des retraites en un territoire que je n’ai jamais su explorer.
Elle est partie avec cette lucidité désarmante : nous n’étions pas faits pour durer.
Je ferme les yeux.
Ce jour-là, Audrey n’avait même pas pris un verre. Je devinais toujours si elle en était à son premier, à son deuxième ou à son troisième. Et elle n’était pas ivre lorsqu’elle avait parlé sans arrêt pendant une heure, énumérant tous mes torts.
J’avais écouté.
Mais ma patience l’avait rendue furieuse : plus tard, elle s’était jetée sur moi, criant :
— Tu n’as pas envie de me prendre ? Allons, prends-moi !
Or, c’était un de ces moments où j’avais le moins envie de lui faire l’amour. Aussi avais-je répondu tranquillement :
— Non.
Elle m’avait traité d’anormal.
— Tu me plais, mais ce n’est pas possible. Peu importe ce que cela signifie. C’est la vérité.
Elle avait enchainé sur sa dépression, son instabilité, son besoin de violence et de fuite. Elle avait ajouté :
— Je suis folle. Tu le sais, non ?
Ses crises, ses colères, son passé. Elle avait parlé de la mort.
Je revois son expression quand je l’ai suppliée de ne pas me quitter. Elle me regardait comme quelqu’un qui ne peut plus rien pour aider celui qu’elle aime.
Et soudain, elle était partie.
Je suis resté un moment immobile. Puis je me suis levé. J’ai tourné en rond dans la cuisine. L’horloge sonnait la demie.
J’ai éteint la lampe.
Le salon plongé dans l’obscurité.
Ce n’est pas parce que je convoque quelque chose que je le maîtrise. Audrey me l’a pourtant prouvé.
J’ai envie de lui dire : je veux rencontrer quelqu’un. Je crois que c’est important. Du coup, je redoute de ne plus penser à toi aussi souvent qu’avant. Ce qui est idiot, c’est ta disparition. Tu me prives de toi. Cette femme va me soigner de toi. Je marcherai à côté d’elle, elle me tiendra la main, comme tu le faisais. Me réchauffer de ça. La serrer dans mes bras.
Je lève les yeux vers un ciel blanc. Je laisse derrière moi mes affaires, mon appareil photo, mon PC. Je quitte la chambre.
Mes pas me mènent vers la plage et l’océan qui bat les rochers au pied de l’escarpement abrupt de la côte creusée par l’érosion. L’océan…Immuable, mais jamais le même, d’un jour à l’autre. Les marées, le temps imprévisible, les coquillages rejetés par la mer le transforment constamment.
Le sable a des teintes grises sous un voile laiteux. Il n’y a aucun promeneur.
Je scrute le haut de la falaise et je ressens une joie immense d’avoir ce lieu pour moi tout seul…
Enfin, presque seul.
Cette présence, là-haut. Cette silhouette prise dans le vent. Elle se présente sous une apparence familière, mais elle est une créature.
On peut certainement lui donner bien des noms.
Elle s’impose, elle m’appelle, tranchant mes liens avec ma réalité, mes petitesses, mes peurs hideuses…
Sa chevelure est soulevée par quelque rafale.
Je n’ai aucun recours.
Et ce froid…
Toujours.
Impossible de réfléchir.
Maintenant, la chose en moi veut jaillir des profondeurs.
Une voix.
Elle m’assure que je serai bientôt baigné par une volupté sans égal et le monde se teindra d’or. La caresse légère d’un courant d’air, la douceur de l’atmosphère, les palpitations secrètes des cœurs… et quelque chose à la fois horrible et extraordinaire se produira : les rares émotions humaines qui cohabitent encore en moi s’éteindront.
Oui, le réel va m’échapper. Je vais errer dans un univers inédit, le traverser sans le voir, une plongée dans le silence, le loin de moi-même, des années de nuit.
Et enfin Audrey. Je l’oublierai.
Il me reste si peu de temps avant que mon corps et mon esprit ne m’appartiennent plus du tout.
Je suis si près de la falaise à présent !
La créature me sourit.
J’entends le bruit des vagues qui frappent la côte. C’est si calme que j’ai la sensation d’entrer dans un monde abandonné.
Mes forces s’épuisent.
Il sera bientôt trop tard.
Pour la millième fois, je me répète mentalement ce que j’ai décidé, au cas où j’hésiterais.
Mais, je sais que je n’aurai qu’une occasion.
Il n’est plus temps de réfléchir.
Mon seul espoir est là, devant moi.
Je bouge mes jambes.
Je décontracte mes muscles.
Ma chance.
La saisir.
Une dernière fois, je me rappelle Audrey, je revois le jour et le moment de notre rencontre. Elle, juchée sur ce tabouret de bar avec son sac de pommes… « Pommes en l’air », comme elle disait.
L’évocation m’arrache un pauvre sourire. Puis, je le sens se refermer.
Le charme vient de se rompre.
Je ne suis pas avec Audrey. Je suis un soldat qui va trouver le courage de quitter sa tranchée et se lancer à l’assaut de l’ennemi.
L’espoir d’échapper aux balles est nul.
Mon sang bat dans mon cou.
Je pousse un long cri, à m’en faire exploser les cordes vocales, jusqu’à ce que plus rien ne parvienne à sortir de ma bouche.
La créature tend le bras, m’appelle. Mes pieds ripent. Je tombe dans le vide.
Audrey, je n’ai plus peur. Je te dis adieu, je te prends dans mes bras, je veux m’allonger à côté de toi, ma tête sur ton épaule.
Je quitte la vie, je n’y reviendrai pas. Je passe ma main dans tes cheveux comme on fait pour apaiser un enfant.
Ma tristesse ne disparaitra jamais. Elle sera dans mon cœur quand je penserai à toi, ce sera toujours ainsi, et ce n’est pas grave. En moi, tu restes en mouvement. Toi qui n’es plus, qui n’existes plus, c’est ta manière d’être dans mon monde, tu es dans l’immensité.
Je suis plein de souvenirs et de notre amour. Dans les vallées profondes, il résonne, scandant un temps plus ancien que l’homme.
Je prends la mesure du cycle qui, dans quelques secondes, continuera de tourner sans moi.
J’ai peur d’oublier la dernière fois où j’ai caressé ton front et tes cheveux. Ta perte n’est pas une disparition. C’est une extinction.
Je…
Une main froide, mais à la douce texture se pose sur mon épaule.
— Je suis à toi, me dit la créature.
Elle m’ouvre son esprit. Elle m’enlace, m’entraîne, elle marche sur des rochers et du sable, puis traverse des déserts. Et les temps sont chauds et sauvages, comme une flamme. Sa peau pèle et craque telle une terre desséchée. Elle frissonne dans les vents brûlants, et la poussière lui fouette le corps et elle tombe de nombreuses fois, mais elle ne s’arrête pas, elle se relève et recommence. Car la douleur est pour elle une preuve que le néant reflue. Et ainsi elle retrouve des rivières, des jardins et leurs lumières. Et quand le soleil disparaît, elle éprouve en elle toute la force des temps sans fin.
Elle plonge en leurs fonds.
Alors, son visage prend les nuances de l’ambre et ses cheveux sont maintenant aussi blancs que le sel.
Elle veut créer des merveilles et enfanter.
Elle me dit :
— Nous sommes éternels. Vois, admire les ténèbres.